mercredi 1 juillet 2015

Le bilan de la question prioritaire de constitutionnalité : regarder vers le bas



Voilà cinq ans que la question prioritaire de constitutionnalité est entrée en vigueur, presque l’âge de raison. De science juridique, sans doute en faudra-t-il encore beaucoup pour clarifier les attributions du juge du filtrage – le Conseil d’État et la Cour de cassation – ou pour rationnaliser au mieux les points de rencontre et de frottement entre la jurisprudence internationale et celle du Conseil constitutionnel. Vers le haut, au sommet de la pyramide des normes, le dialogue instauré par la question prioritaire de constitutionnalité entre les juridictions les plus éminentes de notre ordre juridique a été largement commenté et analysé. Mais pour quantifier le véritable succès de la question prioritaire de la constitutionnalité, il faut sans doute regarder plutôt vers le bas – ce justiciable lambda, ce juge ordinaire de premier degré, cet avocat anonyme, impliqués dès l’origine par la procédure – et caractériser l’émergence d’une nouvelle conscience (« Science sans conscience… ») ou identifier un renouvellement de la culture (de masse ?) de la défense des libertés.

Car cette culture n’a-t-elle pas été stérilisée par la confiscation du contentieux des libertés fondamentales entre quelques mains ? Au-delà du mécanisme existant auparavant, empreint de politique, de la saisine a priori du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État n’ont‑ils pas longtemps résisté au plein essor de la suprématie des normes internationales sur la législation française, neutralisant tout mouvement du juge du fond privilégiant sur les lois internes l’application des libertés fondamentales ? Si l’on se réjouit du succès rencontré par les autorités administratives indépendantes de défense des libertés, au premier rang desquelles le Contrôleur général des lieux de la privation de liberté, malgré leur peu de pouvoirs, souvent limités à l’alerte, leur retentissement ne comble-t-il pas justement le vide laissé par les juges ?

C’est qu’il y a, à tout le moins, un véritable enthousiasme palpable, et plus encore de la fierté, chez les avocats, de toute sorte, qui usent de la question prioritaire de constitutionnalité. On ne saurait douter que le juge du fond, celui d’appel mais surtout celui du premier degré, empêtré par le manque de moyens et la gestion de flux, en proie à la préfectoralisation, ne se réjouisse pas d’être restitué dans son rôle de gardien des libertés lorsque se trouve posée devant lui une question prioritaire de constitutionnalité. Enfin, le citoyen y trouve aussi sa part, lui qui fantasme un recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme pourtant inaccessible le plus souvent, en raison de la condition d’épuisement des voies de recours internes et de son encombrement.

L’on pourra rétorquer que les bienfaits précédemment décrits sont plus justement ceux du contrôle de conventionnalité réalisé par le juge ordinaire, par lequel il juge de la conformité de la loi française aux normes européennes et internationales, et qu’ils sont d’autant plus féconds en la matière que le premier juge venu peut directement écarter l’application de la loi française contraire aux libertés fondamentales, sans interroger une juridiction supérieure, au titre du principe de subsidiarité. Mais le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme, et plus encore celui de l’Union européenne en raison de sa technicité, tels que forgés par les juridictions internationales, demeurent encore trop lointains pour que les praticiens à la base de l’ordre juridique français s’en saisissent massivement, malgré l’amélioration des formations juridiques rendues en ces matières. L’interprétation des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, demeure complexe, ne serait-ce parce que désormais des arrêts essentiels ne sont rendus qu’en langue anglaise. Ces décisions concernent le plus souvent des droits étrangers et contiennent moult développements de nature à relativiser leur portée. Au surplus, ces arrêts sont rédigés dans l’esprit de la tradition juridique anglo-saxonne, différente de la nôtre. Autant d’éléments qui, employés avec plus ou moins de mauvaise foi, peuvent servir au juge national pour relativiser tout progrès porté par la Cour européenne des droits de l’Homme.

La question prioritaire de constitutionnalité doit encourager les praticiens à se départir de toute prudence ou complexe. Et le succès de cette dernière procédure doit se mesurer ici, dans le rapprochement qu’elle doit provoquer entre les acteurs premiers du monde judiciaire, ceux d’en bas, et la fonction de protecteur des droits et libertés, qu’il s’agisse de porter une question prioritaire de constitutionnalité mais aussi, par ricochet, de critiquer le respect par la loi des normes internationales. Alors, le juge ordinaire, celui à la portée de n’importe quel justiciable, loin de se banaliser, assurera pleinement son office de gardien des libertés fondamentales.