lundi 22 juin 2015

L’ « erreur du menuisier » : regarder plus haut



La construction de nouveaux Palais de justice relance invariablement la question du placement surélevé du magistrat du parquet à l’audience pénale, plus encore lorsque l’opération immobilière a permis de maintenir une particularité locale à Fort-de-France, où le ministère public ne bénéficiait pas du hautain privilège. La scénographie traditionnelle du tribunal, pas seulement théâtrale, rappelle que le ministère public n’est pas « une partie » ou un « accusateur public », mais un membre de l’« autorité judiciaire », qui est pour partie « gardien » de la liberté individuelle. D’ailleurs, le syndicat de magistrats majoritaire défend vivement le maintien d’un ministère public perché. Pourtant, le coup de rabot est déjà survenu de la Cour européenne des droits de l’Homme, et s’il n’a pas été architectural, il a entamé le statut du parquet tel qu’il ressortirait de la conception française de la séparation des pouvoirs. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme a directement rejeté que le parquetier français puisse être qualifié d’ « autorité judiciaire » (au sens de l’article 5 §1er-c) ainsi que de « juge » ou de « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » (au sens de l’article 5 § 3). Cette position, désormais constante de la Cour européenne des droits de l’Homme – elle ressort, parfois implicitement, mais le plus souvent explicitement, des arrêts Medvedyev de Section et de Grande chambre, Moulin, et Vassis –, a suscité moult remous, notamment dans la magistrature, alors que la Cour ne faisait qu’appliquer une vielle jurisprudence forgée dans des arrêts sanctionnant la Suisse, notamment l’arrêt Schiesser de 1979. Voilà que pour sauver le parquetier français, notamment son contrôle de la garde à vue durant son exécution (l’article 5 concerne le droit à la liberté et à la sûreté), certains ont appelé à la consécration de l’indépendance du magistrat du parquet à l’égard de l’exécutif, par exemple le rapport Nadal. C’était oublier – ou instrumentaliser opportunément la jurisprudence européenne – que la disqualification du parquet français tient à son défaut « d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties » (relire l’arrêt Moulin), si bien que la coupure du cordon le reliant au pouvoir politique n’est pas suffisante pour lui restituer la qualité d’« autorité judiciaire » au sens de la Convention européenne des droits de l’Homme. Et à quoi bon servirait-il de toute manière au ministère public de recevoir cette qualification ressortant de l’article 5 ? En effet, la jurisprudence européenne a abandonné l’exigence d’un contrôle en temps réel de la garde à vue, dès l’arrestation et jusqu’à la présentation du suspect à un juge, par « l’autorité judiciaire » de l’article 5 § 3, ce qui préserve ses prérogatives en la matière (cet apport de l’arrêt Medvedyev de Section a été passé sous silence dans l’arrêt de Grande chambre, avant d’être expressément contredit dans l’arrêt Vassis). Il est de ce point de vue piquant que certains se revendiquent, comme d’un trophée, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a reconnu l’intégration du magistrat du parquet à l’autorité judiciaire, mais a toujours refusé qu’il puisse prolonger une garde à vue au-delà de 48 heures, tout en abjurant, comme un mauvais tour, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui admet autre part par principe que la garde à vue puisse rester sous la mainmise du parquet pendant quatre jours. Dès lors, sur le contrôle de la garde à vue stricto sensu, la doctrine Medvedyev n’est donc pas si castratrice pour le parquet. Et quant à la consécration de sa dépendance, elle ne peut surprendre au regard de la jurisprudence antérieure. Les vives réactions suscitées sont autant d’éléments d’incompréhension de la jurisprudence européenne qui montrent que le statut du parquet reste au cœur de revendications catégorielles, pas vraiment à l’échelle de l’enjeu, celles-ci n’étant que ravivées par le débat sur l’ « erreur du menuisier ».

Mais l’essentiel réside dans les dernières évolutions de la jurisprudence européenne, qui, si elle a lâché du lest sur l’accès de l’avocat au dossier dès la garde à vue, continue de construire la garantie judiciaire du suspect, c’est-à-dire l’exigence d’un contrôle par un magistrat indépendant de l’exécutif et des parties – donc pas d’un magistrat du parquet – de certains actes d’enquête, y compris en dehors de l’article 5 qui consacre expressément la notion d'autorité judiciaire. L’arrêt Gutsanovi est de ce point de vue remarquable, pour sanctionner l’arrestation et la perquisition réalisées au stade de l’enquête sans autorisation préalable d’un juge – ou d’une autorité judiciaire indépendante de l’exécutif et des parties –, et sa portée doit être scrutée avec attention, pour pouvoir, plus surement que la doctrine Medvedyev, aboutir au retrait au parquetier de certaines de ses prérogatives. Au-delà de se crisper sur des susceptibilités architecturales, il ne faudrait pas que le monde judiciaire entrave trop un rééquilibrage de la procédure pénale, qui pourrait devenir inéluctable, loin du statu quo proposé par le rapport Beaume.

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