lundi 15 juin 2015

L’affaire Lambert et la « Conscience » de l’Europe



La Cour européenne des droits de l’Homme a enfin livré son arrêt Lambert et après les premières réactions médiatiques, le débat juridique permettra de mieux en apprécier les tenants et les aboutissants. Nul doute que l’opinion en partie dissidente commue aux juges Hajiyev, Sikuta, Tsotsoria, De Gaetano et Gritco y sera discutée, alors qu’elle se démarque par son exceptionnelle violence portée contre le raisonnement majoritaire, loin du ton policé usuellement employé en matière d’opinion séparée.

Sa conclusion provoque la gêne, et mérite d’être citée in extenso :

« En 2010, pour célébrer son cinquantième anniversaire, la Cour a accepté le titre de Conscience de l’Europe en publiant un ouvrage ainsi intitulé. À supposer, aux fins du débat, qu’une institution, par opposition aux personnes composant cette institution, puisse avoir une conscience, pareille conscience doit non seulement être bien informée mais doit également se fonder sur de hautes valeurs morales ou éthiques. Ces valeurs devraient toujours être le phare qui nous guide, quelle que soit « l’ivraie juridique » pouvant être produite au cours du processus d’analyse d’une affaire. Il ne suffit pas de reconnaître, comme la Cour le fait au paragraphe 181 de l’arrêt, qu’une affaire « touche à des questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité » ; il est de l’essence même d’une conscience, fondée sur la recta ratio, de permettre que les questions éthiques façonnent et guident le raisonnement juridique jusqu’à sa conclusion finale. C’est précisément cela, avoir une conscience. Nous regrettons que la Cour, avec cet arrêt, ait perdu le droit de porter le titre ci-dessus. » [surligné par nos soins]

Au moins la Cour est-elle justement tancée pour s’être appropriée le titre de Conscience de l’Europe, qui, outre l’autosatisfaction ainsi montrée, est peu respectueux des autres institutions et personnes qui luttent pour les Droits de l’Homme dans la même région, surtout de celles qui ne bénéficient pas du confort strasbourgeois.

Mais en insistant sur cette fameuse notion de « conscience » à cinq reprises dans leur opinion, c’est un peu comme si les juges dissidents réclamaient eux-mêmes en être habités.

La « Conscience » qu’ils appellent de leurs vœux, ce ne serait surtout pas le « raisonnement juridique », réduit à « l’ivraie juridique », mais la défense de « valeurs morales ou éthiques », ce qui serait le « bon grain », pour reprendre la parabole convoquée dans l'opinion. Voilà donc simplement que les juges dissidents en appellent au gouvernement des juges, sans ciller, sans se poser non plus la question de leur légitimité.

Le Pape François, lors de sa visite au Conseil de l’Europe, avant l’arrêt Lambert, avait justement décrit la Cour européenne des droits de l’Homme comme « la Conscience de l’Europe ». Le Président Spielmann lui-même dans son Avant-propos du rapport d’activité 2014 s’en félicitait :

« Depuis plusieurs années, la Cour offre à ses visiteurs un ouvrage intitulé La Conscience de l’Europe: 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est avec beaucoup de fierté que nous avons entendu Sa Sainteté le pape François utiliser cette formule lors de l’allocution qu’il a faite à l’occasion de sa venue au Conseil de l’Europe, le 25 novembre. »

Faut-il lire l’opinion partiellement dissidente comme un écho à cette prestigieuse visite ? Ce serait sans doute faire un procès d’intention aux juges qui l’ont rédigée. Mais en faisant des « valeurs », de l’« éthique » et de la « Conscience » des notions commandant le raisonnement juridique, les juges dissidents n’ont pas adopté les précautions nécessaires pour désamorcer par avance toute critique portant sur leurs éventuels préjugés.

Finalement, la violence ainsi exprimée ne sert-elle pas le raisonnement majoritaire ? D’une part, que restera-t-il des arguments juridiques invoqués dans l’opinion dissidente par rapport à la radicalité de sa conclusion ? D’autre part, l'excès de l'opinion dissidente ne finit-t-il pas, en comparaison, à valoriser la distance et la prudence du raisonnement majoritaire ?

Plutôt que d'une Conscience, la Cour européenne des droits de l’Homme doit avoir conscience de son rôle, en renvoyant à la marge d’appréciation des États dans des situations exceptionnelles et ailleurs, en opérant un contrôle exigeant, indépendamment des susceptibilités nationales.

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